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Green Montana : C’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire

Dernière mise à jour : 1 oct. 2023

Après avoir lu cet écrit, certains me poseront encore cette question de manière insouciante « mais qu’est-ce que tu lui trouves ? », quand d’autres comprendront et ressentiront, et dans le cas présent, j’aurai réussi ma mission. Parce que c’est exactement ce qu’il se passe quand j’en entends les notes : je ressens.

Sa musique me fait mentir sur des années d’écoute et se permet de faire évoluer le solide discours dont j’étais convaincue : j’apprécie le rap pour ce qui est dénoncé, ce qui est exprimé et pour les sujets défendus. Autrement dit, mon premier coup de cœur avec ce style musical, comme avec le mouvement, est lié à mon amour porté aux mots et à leur maîtrise.

Au premier abord, Green est loin de cet idéal. Et pourtant, vous risquez d’être surpris de ce que j’ai trouvé et de ce que j’ai compris des longues heures d’écoute planantes et salvatrices en sa compagnie. Évidemment, ces heures n’ont rien de longues tellement j’ai pu en redemander, encore et encore.

Congolais et originaire de Verviers, ville francophone belge située en région Wallonne, Green Montana a pourtant tout d’un Américain. Il commence à rapper avec son groupe Montana Squad composé d’une dizaine de rappeurs, puis participe à la mixtape de son cousin qui lui permettra de se faire repérer par ISHA, à Bruxelles. Celui-ci lui propose de le produire et Green s’entoure petit à petit de son équipe actuelle : ISHA évidemment, Stanley Zotres (son manager et producteur), Six (son D.A), mais également Meriem. Sans oublier ses deux compères, Sean Macson (son DJ) et John Jetski (son backeur). Finalement, tout s’enchaîne relativement vite puisqu’en 2018, « Bleu nuit » et « Orange Métallique » sont les deux premiers maxis de Green. Une première amorce de ce qu’il dévoilera de manière approfondie dans son premier album « Alaska », sorti fin octobre 2020. Entre temps, il apparaitra sur la première édition du projet « La relève » porté par Deezer avec le titre « Ça recommence » mais surtout, il signera sur le label de ses rêves (bien qu’il n’aurait certainement pas osé l’imaginer) : le 92i, label du D.U.C.


2020 donne donc le ton pour son premier album studio, « Alaska ». En 2021, s’en suivra l’EP « MELANCHOLIA 999 » et plus dernièrement, en 2022, son deuxième album « Nostalgia+ ».


 

Les prémices


Aussi surprenant soit-il, ce papier est un gros challenge à écrire, mais il n’en n’est pas moins une évidence. Mon entourage, plus ou moins proche, saura acquiescer ce fait mais pour ma défense, il me semble en avoir fait adhérer plus d’un à l’excellent produit Green Mountain.

Avant toute chose et avant même de songer à y poser des mots, je me suis confrontée à un premier problème : digérer sa musique. Loin de moi l’idée de faire un mauvais jeu de mot pour exprimer le fait que l’articulation ne peut définir son rap, celui-ci est devenu si viscéral que j’avais besoin de l’encaisser et de le vivre pleinement pour penser à le raconter. De ce constat est né un second problème : comprendre pourquoi Green arrivait tant à me toucher alors qu’à première vue, nos vies sont aux antipodes. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à comprendre. Nos vies, telles qu’on les conçoit et qu’on les vit sont en effet diamétralement opposées, mais dans un espace cartographique bien précis : sur Terre. Or, en surface, de nombreux indices assez explicites permettent de comprendre qu’écouter Green, c’est être ailleurs que sur Terre. Musicalement, l’ambiance est à la fois pesante et planante, le temps est amené à s’arrêter. Visuellement, on alterne entre ombre et lumière, entre voyage, chute et atterrissage. Donc finalement, la nouvelle dimension offerte par Green a été le point d’encrage m’amenant à un troisième problème : aucun mot pour exprimer mes ressentis. Très souvent, j’ai été confrontée à cette question : « mais qu’est-ce que tu lui trouves ? » Quand un artiste se livre avec la précision des mots, une intimité révélée au monde, les mots pour décrire sa musique et ses ressentis coulent pratiquement de source. Tout a une chance d’être compris puisqu’il en laisse l’opportunité. Quand un artiste utilise la mélodie pour transmettre et qu’il favorise la spontanéité de ses écrits pour ne pas trop en dire, deux choix s’offrent à nous : apprécier juste assez pour rester en surface, ou s’y engouffrer. Sans surprise (mais aussi sans y réfléchir), j’ai choisi la deuxième option, tout en respectant l’intimité et la pudeur de Green.


À mon sens, choisir la surface revient à choisir la facilité. C’est se contenter d’observer une couche d’apparence peu profonde, accessible au plus grand nombre mais qui en réalité, s’avère être bien plus riche. Pour écrire ce papier, je suis revenue sur l’intégralité de la discographie solo de Green depuis 2018. J’ai fouillé dans les abysses de sa musique mais aussi dans ceux de mes ressentis pour comprendre. En parallèle et par un heureux hasard, j’étais en pleine lecture d’un livre sur « Les bienfaits de l’écriture, les bienfaits des mots » de Nayla CHIDIAC au moment où j’ai sérieusement commencé à produire sur Green. Au détour de cette lecture, des passages m’ont inspiré si bien que j’ai compris que « parfois, il faut prendre un sujet très éloigné de soi, se confronter à l’altérité étrangère pour approfondir la connaissance de soi. »

Pour les convaincus, vous n’êtes pas sans savoir que les thèmes principaux de Green sont les femmes, l’argent, la trahison et la drogue. Pour ceux qui le découvriraient, lancez les écoutes, n’arrêtez pas cette lecture, et vous comprendrez que quelque chose d’autre s’y cache. Ce n’est pas explicitement par la force des mots que Green construit sa musique mais plutôt par celle des toplines et des gammes de notes qui donnent une couleur, une ambiance, parfois une température. Donc finalement, j’ai abordé cet écrit en ne pensant qu’à une seule chose : c’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire. Alors j’ai pris mon courage à deux mains, et j’y suis allée.


Je ne compte pas faire de cet écrit une analyse poussée de sa discographie puisque chacun est libre de la vivre comme bon lui semble, mais je compte l’imager. Au-delà du fait d’avoir le sentiment que plus le temps passe, plus Green trouve sa place, ces 3 projets sont une suite logique du navire qu’il a construit et qu’il manœuvre selon ses codes et ce qu’il aspire. Les émotions sont transmises par les mélodies, sans qu’il ait besoin de se confier. Les projets avancent mais la distance entre sa vie personnelle et la musique est respectée, voire même toujours un peu plus travaillée.


Plus vous allez avancer dans la lecture de ce papier, plus vous allez vous engouffrer dans les vestiges d’une vie passée, parfois présente, et étonnamment future.

À l’image du Pacifique, bienvenue dans les eaux les plus vastes du globe terrestre. Là où se trouvent les fosses les plus profondes de la Terre.

 

(Raviver) la mémoire vive


Plus haut, je parlais de surface. Ici, nous sommes au premier palier, celui où les températures sont encore relativement chaudes mais où les zones de variations thermiques se font ressentir. En effet, l’ambiance aérienne fait son effet ; l’auditeur comprend relativement vite de quoi il est question : cargaisons planquées, dentelles délicates accumulées mais relativement vite oubliées ou encore chaos relationnel et environnemental. Le tout saupoudré d’une voix tiraillée, venant du fond des entrailles mais où les mots sonnent comme un effort à chaque prononciation, comme un murmure inachevé, nommé techniquement « mumble rap ». Celui-ci prend son origine dans la trap et est d’abord apprécié par les rappeurs américains tels que Gucci Mane, XXXTentation, Future, Gunna ou Young Thug : quelques-unes des influences de Green. Au-delà de marmonner et de donner cette impression nonchalante, le mumble rap permet à la voix de se fondre parmi les pistes du morceau, de devenir un élément indissociable des instrus.

Naturellement mélodique, le tout devient la première interface avec nos sentiments.


Il est bien connu que l’art peut déclencher des émotions anciennes touchant à la mémoire, qu’elles soient positives ou négatives. Pour ce premier palier, l’image la plus parlante est celle de la RAM, « Random Access Memory » aussi appelée « Mémoire vive ». Dans le domaine informatique, il s’agit d’un type de réservoir de stockage d’informations utilisé par le processeur, demandant constamment d’exécuter un programme. La RAM a pour objectif de supporter le fonctionnement du processeur en ayant la fonction de mémoire temporaire et volatile.

Ainsi, tout fonctionne mécaniquement, d’une vivacité sans embûche. Avec le mumble rap, j’ai l’impression que les émotions sont sollicitées d’une manière totalement différente que ce que j’ai pu rencontrer jusqu’alors, bien que ce genre ne date pas d’hier. Avec Green, j’ai ressenti une douleur non exprimée, refoulée même. L’indicible étant au cœur de son art, comme si la vérité pouvait être suggérée sans être réellement exprimée. Une douleur qui n’appelle pas forcément de réponse mais qui nous engouffre dans les abîmes insaisissables de ses sentiments, et des nôtres dans le même temps. Économique et délivrant l’essentiel, la RAM « Green Montana » décrit les méandres et les tourments de l’âme sans trop en dire, sur le vif. Comme si la prosodie était un rempart aux mots qui en disent souvent trop.


L’image de la mémoire vive d’un processeur est loin d’être choisie au hasard et peut être abordée selon deux points de vue. Du point de vue de l’auditeur, l’univers Green Montana correspond à la RAM, celle qui nous permettrait de supporter le fonctionnement de notre environnement, de chiffrer et d’évaluer nos possibilités mais également de faire le tri concernant certaines informations tels que des souvenirs. Évidemment, cette RAM est également une porte ouverte sur l’imaginaire, un moyen de s’enfuir des chaines qui nous retiennent. Du point de vue de Green, le processus de création est une possible transformation de la douleur. Ainsi, l’artiste Vervietois crée un sens à son histoire en la transformant en mélodie et en nous racontant la manière dont il essaye de s’en sortir et de construire sa vie.

Dotées d’une grande délicatesse pimentée à un sentiment d’urgence, les mélodies instrumentales comme vocales ont la capacité d’emporter le plus grand nombre. Pour autant, il me semble que nombreux sont ceux qui n’ont pas encore totalement compris. Alors insistons.


« J’insiste pour qu’ils comprennent » (FUM22 NOCIVE, MELANCHOLIA 999)
 

La stratification


Vous l’aurez compris, la mélodie représente le premier palier de ce voyage. Mais que serait la mélodie sans les différentes séquences linéaires de notes qui la composent et donc de ses autres riches composantes ?

Dans l’Océan, les masses d’eau sont disposées en différentes couches selon leur densité. Lorsque la température augmente, celle-ci produit une couche d’eau plus chaude et donc plus légère qui limite le brassage et la ventilation de l’eau. Causées par le vent, les marées, les courants ou encore les différences de salinité, ces turbulences sont à l’origine de grands changements chaotiques. Les précipitations font parties intégrantes de l’univers de Green, créant ce côté obscur et nocturne. Sa voix autotunée avec parcimonie permet de capter les ondes qui s’en dégagent et permet de ressentir une vulnérabilité peu évidente.

Quels que soient les projets, les morceaux sont courts : ils vont à l’essentiel mais sont travaillés avec un style singulier. Si l’attention s’y prête, des indices sont déposés ici et là, de manière sédimentaire. J’ai d’ailleurs remarqué qu’au sein de chaque projet se trouvaient une ou deux tracks où les couches étaient plus épaisses, notamment "J'roule" pésent dans Alaska ou encore "Super-héros" dans Nostalgia+. Dans MELANCHOLIA 999, « Magic City 999 » a été comme un électrochoc. Pourtant il s’agit d’une des tracks les moins écoutées de l’EP, à tort.

Je pense sincèrement qu’il s’agit du morceau le plus complet de sa discographie pour tenter de comprendre l’univers de l’artiste, mais également l’humain. Avec un changement de prod et d’ambiance en plein milieu, les contrastes paraissent évidents, à commencer par l’aspect intimiste et la proximité que Green réserve à ses paroles malgré une prod plutôt brutale. Tous les éléments dissimulés dans sa discographie sont parsemés et lisibles sur seulement 2’58 : l’omniprésence de la figure maternelle dans toutes ses actions, l’argent comme motivation première, un déluge émotionnel mais un cœur plutôt en retrait, parfois blessé, une confiance limitée mais vraie en l’humain, un attrait distancé pour la gent féminine, une force de travail et la notion d’urgence et de risques à chaque temps.


Selon moi, l’obscurité dans laquelle Green est capable de plonger l’auditeur est salutaire, voire vivifiante. Par définition, l’obscurité désigne l’absence de lumière. Belle coïncidence puisque, depuis le début de ce papier, nous évoquons ce qui n’est pas forcément dicible et visible, même à la lumière du jour ou sous le feu des projecteurs. Cependant, le voyage débute bel et bien visuellement.


La pochette de l’album « Alaska » est sombre au sens propre comme figuré du terme. On y aperçoit un visage reconstitué : celui de Green à gauche, et celui d’un crâne à droite. SIX, son directeur artiste, a d’ailleurs confié lors d’un talk où nous étions invités, que le crâne utilisé pour la cover était un vrai. L’EP « MELANCHOLIA 999 », quant à lui est plus lumineux, bien que le contraste avec l’obscurité soit toujours travaillé. Visuellement comme musicalement, la transition entre ces deux premiers projets est claire : Green fuit la Terre et ses problèmes et nous plonge dans le vide ; nous tombons avec lui dans son espace. Les références à cette transition sont d’ailleurs nombreuses dans MELANCHOLIA 999 :


« J’ai le corps dans le vide » (J’roule), « J’fais le tour de la terre » (Rêves magiques), « Avant de me barrer sur une autre planète » (Sale tchoin), « J’suis dans le vaisseau [...], à des années lumière » (Licepo).

Actuellement, Nostalgia + marque l’atterrissage sur sa planète, pouvant être interprété comme le début d’une nouvelle ère. Il est bon de rappeler qu’il est impossible de créer l’obscurité parfaite car tout corps émet de la chaleur et que les très hautes fréquences de la lumière peuvent traverser les objets denses. Pour autant, Green a su créer son obscurité. Celle où plus la profondeur est importante, plus la lumière brille. Cette obscurité devient alors romancée, privée, équivoque. Elle est appréciée de jour comme de nuit, mais davantage de nuit, là où réside le secret et la solitude. Et même parfois, où résident le lieu de naissance d’un amour perdu.

 

La digestion d'un rapport au monde


Par l’insanité sous le murmure, la délicatesse est parfois masquée par une violence verbale, une douceur cachée sous un désenchantement brutal. Nous sommes arrivés dans les abysses où règnent l’errance et la délivrance.

Là où, selon moi, réside une grande énigme : celle de rester ou de ne pas rester quelque part.

À travers son art, Green donne un sens au monde dans lequel il vit, il nous raconte de quoi il s’est échappé et de ce à quoi il tente d’échapper, que ce soit nouveau ou persistant. La douleur tend peu à peu à être atténuée, apaisée. Dans de nombreux textes, certains emplois de mots sont évidents et compréhensibles, notamment au sujet de la douleur : « blessures », « pansement », « calmant », « plaie ». Il est également facile de comprendre où se trouve son réconfort : « liasse de billets de toutes les couleurs », « on vit cette vie dans riche nouveau monde » (cf. NMR, Nouveau Monde Riche), « Un nouveau monde » comme refuge où il serait « toujours en quête » (Évidemment, feat SDM, MELANCHOLIA 999), où plus rien ne l’empêcherait d’avancer, « toujours avec le même clan » (Magic City 999, MELANCHOLIA 999).

« J’ai rêvé de cette place », « Moi j’veux pas me plaindre, j’ai rêvé de cette vie » (Magic City 999, MELANCHOLIA 999)
« Me dis pas impossible, j’vois les choses en grand » (Comme un aimant, MELANCHOLIA 999)

Tout au long de ce voyage, les indices m’ont laissés la liberté d’interpréter et de me construire ma propre compréhension de l’univers de l’artiste mais pour autant, je ne pense pas m’être trompée. Je n’ai évidemment pas toujours eu cette lecture aussi approfondie puisqu’elle s’est construite au fur et à mesure de mes écoutes, au fil du temps mais aussi de l’écrit. Parce que les émotions dans la musique sont universelles, il me tenait à cœur de retranscrire celles de Green au travers des miennes, avec pudeur et réserve. Alors j’ai erré pour me recréer et me ré-approprier une réalité où j’apprécie me réfugier.



Écrit par Lorraine BIAVA,

Février 2023



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